Je suis né à Arlon le 27 juin 1937. C'était au coin que font la Hetchegas et la rue des Capucins, au numéro 14 de la rue des Capucins. Mes parents y vendaient grains et graines. Ma famille était germanophone et catholique. La famille de mon père provenait de Koblenz, celle de ma mère de Germersheim/Rhein. L'accoucheuse était Mademoiselle Ricks.
Figure 001: Le coin que font la Hetchegas et de la rue des Capucins. Il n'y avait ni réverbères ni tous ces signaux rouges ! C'était le temps béni où il n'y avait pas d'autos. Le coin d'en face fut successivement une pâtisserie, une épicerie, un café ...
Le lendemain de ma naissance mon père partagea sa joie avec ses copains. L'expédition qu'ils firent et qu'on ne m'a jamais décrite se termina à l'Hôtel de Ville par la déclaration de naissance.
Accompagné de ses amis, mon père a rencontré là le Bourgmestre Paul Reuter. Ils ont certifié ma naissance en signant sur une page dans un grand livre cartonné. Paul Reuter a signé ensuite pour confirmer. Si on vous dit que Paul Reuter n'a jamais rien fait dans la vie, vous savez maintenant que ce n'est pas vrai. Vous pensez sûrement que c'est pour le récompenser de cet effort qu'on lui a moulé un bronze et dédié une rue ... je le pense aussi. Vous verrez en lisant mon texte que je ne l'aime pas. Vous me direz que ce n'est pas chrétien et je vous répondrai que vous avez entièrement raison.
Figure 002: Vous pensez peut-être qu'on a moulé le bronze Paul Reuter près de l'église parce qu'il était enfant de Marie, détrompez-vous ! Celui qui veut bouffer du lapin s'installe près du clapier: Paul Reuter était un bouffeur de curés, il s'est donc installé près de la cure.
Mon père et ses copains habitaient le haut de la ville, dans les quartiers populaires. Ils parlaient le patois, l'allemand et le français. Leur français avait un accent "arlonnais" très prononcé et ils utilisaient une syntaxe très germanique. Il accentuaient fortement la première syllabe des mots. Cet accent se rapproche plus de celui du Haut Allemand que du luxembourgeois. Après l'annexion d'Arlon par la Belgique on enseigna l'allemand à l'école (une sorte de régime de facilité linguistique transitoire). Les patois locaux, dont le luxembourgeois n'étaient pas enseignés; ce régime de facilité explique peut-être l'accent. Les imprimeurs nous ont laissé des livres écrits en pur allemand, parfois même en caractères gothiques (Wintergrüne de Walker par exemple). Si on imprimait des livres en allemand à Arlon, c'est parce qu'on les vendait, et donc qu'on les lisait. A l'école on leur enseigna aussi le français. Mais, comme les instituteurs parlaient l'allemand ou le patois local entre eux et chez eux, leurs élèves parlaient beaucoup de langues, mais mal, très mal.
Figure 003: Cette carte Ferraris vous montre Arlon et ses remparts en 1775. Le point jaune indique la maison de mes parents à l'époque. Le comte Ferraris était un militaire autrichen. Les cartes Ferraris sont sur Interet
Le bas de la ville se trouvait hors les murs, c'est à dire à l'extérieur des remparts. Il se peupla ainsi: Quelqu'un du haut de la ville s'était-il enrichi, il achetait un terrain dans le bas de la ville, hors les murs. Il y construisait une villa et allait s'y "emmerder" avec les siens. Dans le bas de la ville, vinrent aussi des "belges", des flamands, des wallons et des bruxellois. Parmi eux, il y avait des fonctionnaires, des employés et des ouvriers. Les fonctionnaires étaient des gens sans relation politique. Pour être nommé à Arlon, il fallait vraiment avoir peu d'amis politiques influents: les fonctionnaires étaient donc compétents. Les employés et ouvriers du bas de la ville étaient les wallons racollés par la SNCB. On diminuait ainsi la proportion des germanophones: il y avait trop de "boches" dans cette ville. J'oubliais qu'il y avait aussi des militaires. Bref, la ville avait été sérieusement envahie. Quand en 1940 les verts sont venus à leur tour, on était habitué, on avait déjà donné (Avec mes antécédents allemands, je peux toujours causer !)
Les gens du bas de la ville francisaient tout (Je comprend la méfiance des flamands dans les communes à facilités). Sur la Knip'tchen, nous étions les Hair'vègues; dans le bas de la ville nous devenions les Ervèches (en circonflexant le è), les Ervéches ou même les Ervés, le tout avec un accent tonique placé sur les è ou sur le é. En 1949, mes parents me mirent en pension en France et je redevins le Hairvègue que j'avais toujours été. Pour la famille de ma mère, ce fut pire. Son nom était "Lichtenberger". Cela donna Lichtebert ou Lichtant, la simplification est-elle due au snobisme ou à la paresse ou aux deux ... Le wallon n'est pas que snob. On a aussi transformé les noms de lieux, Weiler devient "où est l'air", Toernich devient "Tournik", Schoppach, Chopak et Sterpenich, "Sterpenik" ... On a aussi transformé les noms d'autos: On roule en vé-oué (VW) ou en bé-em-oué (BMW) ... on écoute Jean-Sébastien Bak ... et ainsi de suite. Flamands vous avez raison de vous défendre, si vous les laissez continuer, ce sera bientôt chez vous comme c'est chez nous maintenant ... et comme ce sera bientôt au Grand Duché !
Le clergé devait parler le français, Namur oblige. Il le faisait avec les fautes de syntaxe et l'accent du terroir: c'étaient des curés de chez nous, des curés de l'Arelerland ! Pourquoi forçait-on le curé Firmin Schmitz, à faire des sermons en français ! Pour les confessions il faut que les curés comprennent les péchés de leurs paroissiens. On sait qu'il est plus agréable de pécher dans le patois local que dans une langue exotique. Un péché est plus facile à décrire dans la langue dans laquelle il a été commis; Pour le pardonner, le prêtre doit d'abord comprendre ... or les curés de maintenant ne comprennent plus. ! De 1937 à 1940, il me reste peu de souvenirs. Je ne me souviens ni de l'arrivée des boches ni de l'arrestation de mon père. Le gouvernement belge s'était réfugié courageusement à Londres pour y distraire les épouses libres et inoccupées des nombreux soldats anglais prisonniers en Allemagne avec nos pères.
Figure 004: IX Station: "Jesus fallt das dritte mal unter dem Kreuz - Jésus tombe la troisième fois sous la croix" (traduction assez littérale). Flamands vous avez raison, si vous les laissez continuer ce sera bientôt chez vous comme c'est chez nous maintenant ... et comme ce sera bientôt au Grand Duché de Luxembourg !
L'armée belge avait courageusement résisté à la poussée allemande. A Arlon on avait abattu trois arbres dont les troncs, placés transversalement, devaient arrêter l'ennemi dans l'avenue de Mersch (maintenant avenue Godfroid Kurth). Nos stratèges avaient aussi fait un trou dans une rue près de Waltzing et les artificiers avaient fait sauter deux ponts dont celui de Schoppach. En faisant sauter ce dernier, on avait coupé Arlon de sa source de miel. En effet, le marchand de miel se trouvait (et se trouve encore, je crois) juste de l'autre côté du pont ! Les allemands avaient tout réparé en une journée, et ce à la grande joie des amateurs de miel. Après d'autres actions tout aussi prestigieuses, notre armée s'est glorieusement repliée vers l'ouest et le nord: elle a y combattit avec ardeur pendant 16 jours encore, puis essoufflée, elle capitula. Ne rions pas, elle utilisa au mieux les maigres budgets qu'on lui avait alloués.
Le gouvernement avait fait des économies, sans doute en prévision de son futur séjour londonnien. Ces économies avaient surtout touché la défense nationale. Un de mes oncles tirait avec un canon fendu qui ébranlait les tuiles des habitations voisines chaque fois qu'il l'utilisait, l'autre "sidolait" les garde-boues de son vélo militaire, il faut que ça brille disait le sergent ! Les garde-boue brillants et le soleil de mai facilitaient drôlement la tâche des bombardiers allemands. Mon père fut arrêté par les allemands à Bandes sans avoir pu rejoindre l'armée belge. Si le Gouvernement allait à Londres, nos jeunes gars allaient en excursion en Allemagne: on se séparait les uns à gauche, les autres à droite et au mileu les jeunes femmes et les enfants restaient en Belgique autour du roi Léopold III.
Mes oncles furent parqués dans un camp aux environs de Nuremberg. Mon père et le cousin Victor de Parette étaient dans un camp près de Berlin. On ne parlait pas encore du "regroupement familial" à cette époque. Dans ces camps les nôtres mangeaient du Rutabaga, des patates en robe des champs et du Stockfisch. Les prisonniers recevaient aussi du pain tout noir: comme ils étaient jeunes, ils espéraient manger du pain blanc à leur retour. Pour ce qui est de la "bouffe", nos ministres n'étaient sans doute pas mieux lotis à Londres. Vous pouvez lire les récits de résistance héroïque qui ont permis à certains d'obtenir des décorations. Si nos ministres n'étaient pas des exemples de courage, nos jeunes par contre ...
Arlon était une ville de garnison, il y avait beaucoup de casernes. Il y avait donc beaucoup de militaires, des "oiseaux de passage" comme disaient les parents aux filles légères. Les sergents belges déconseillaient aux recrues de fréquenter les quartiers chauds du haut de la ville et on voyait donc peu de soldats belges dans la Hetchegas. Par contre, les boches se sont vite rendu compte de la chaleur de ce quartier. En plus, grâce au dialecte local, ils se sentaient compris. Mais ils se sont vite rendus compte que le coin avait le patriotisme assez sanglant. Il y eut des morts ... et des belges condamnés par les conseils de guerre ennemis: leurs corps reposent quelque part là-bas avec celui d'autres héros.
Maintenant que les hommes étaient prisonniers en Allemagne, la ville n'était plus peuplée que de jeunes boches, de jeunes femmes et d'enfants. Pire, les femmes étaient parfois enceintes et toujours désargentées. Donc d'un côté il y avait les héros (dont on parle dans tous les livres), des héros qui mangeaient du rutabaga et de l'autre les femmes (dont on ne parle nulle part) et qui n'avaient rien à manger. Je me demande si Paul Reuter n'était pas un héros, un héro méconnu ... de moi en tous les cas ? Et vous savez-vous qui c'est, savez-vous ce qu'il a fait ... ?
Figure 005: Les hommes étaient prisonniers en Allemagne, la ville n'était peuplée que de jeunes boches de femmes et d'enfants. De tous temps les enfants ont génés les militaires ... ("Va donc jouer là-bas; nous on joue ici ! Tu ne veux quand même pas qu'on te tue comme on a tué les tiens !").
L'occupant avait renvoyé Paul Reuter, le bourgmestre, se reposer chez lui. Il pouvait donc faire de l'héroïsme à domicile. Je ne sais pas ce qu'il a fait, mais je sais qu'il est resté sagement chez lui (pourquoi n'est-il pas allé en Angleterre, avait-il perdu son ticket ?). Les verts ont ensuite nommé un collabo dévoué pour lui succéder.
Nous avions un gouverneur de province courageux, le baron Greindl. Il est resté à son poste jusqu'au moment où les Nazis l'ont arrêté et lui ont administré du cyanure (en 1945). La baronne Greindl, infirmière à Bastogne s'est distinguée par son courage lors de l'offensive von Runstedt. Il n'y a ni rue, ni bronze, ni plaque pour rappeler ne fut-ce que leur existence, Ils n'étaient sans doute pas politiquement intéressants ! S'ils étaient partis courageusement en Angleterre comme tout le monde ... J'ai rencontré l'un de ses fils missionnaire au Congo
C'est ici que commencent mes souvenirs, ma mère était enceinte, j'avais déjà une jeune soeur. Après avoir testé les capacités pédagogiques de mes tantes et cousines, ma mère décida que j'irai à l'école gardienne des soeurs de Notre Dame, rue Joseph Netzer, pour la rentrée de septembre 1940. Ma mère pouvait donc travailler au magasin et dans sa cuisine.
Les histoires racontées ici se sont donc passées entre septembre 1940 et octobre 1949 (j'ai quitté Arlon pour Metz en octobre 1949). Ces histoires sont présentées sans ordre. Je raconte des histoires parce que je ne suis pas historien et que je ne sais rien faire d'autre.
Un historien, celui qui a "étudié pour ...", raconte l'Histoire , l'Histoire avec un grand H ! (Comme dans H'est-ce que tu m' payes une drep am Dueref ?). N'allez pas demander à votre Historien favori de vous offrir une drep (une goutte, un verre de Schnaps)... am Dueref (au village)
"Am Dueref" ... C'est quoi "am Duerf" !
Figure 006: Je ne sais qui a décrété que dans l'Arelerland on écrivait Am Duerf, comme au Grand Duché et pas Am Dueref ! Pourtant à Arlon on disait Dueref et Kueref: on mettait un e muet entre le r et le f. Le mot Dueref est ainsi devenu bissyllabique.Cet ajout s'appelle un "Svarabhakti" Lorsqu'il parlait français, l'athusien du quartier de la gare disait "Je vais au village" pour dire qu'il allait au centre d'Athus; il faisait une traduction littérale. Traduire "Am Dueref" par "Au village" est un peu trop littéral, on devrait plutôt dire je vais au centre du village, il y a d'ailleurs à Athus une rue du Centre. Si vous visitez Tontelange, vous comprendrez-mieux ce que je veux dire, le Dueref commence longtemps avant cette plaque.
Figure 007: Le svarabhakti dans le patois arlonnais:
http://herveg.eu/BBR/g-g/g-09.html
in "Grammatik der Areler Mundart " (Al. Bertrang, 1920) page 169-172. L'image ci-dessus est un condensé.
L'arlonais met souvent un e muet entre deux consonnes qui se suivent. Ce n'est peut-être pas le but, mais cela rend la langue plus musicale: Dorf (en allemand) est Duerf (en luxembourgeois) et Dueref à Arlon (il y a des Luxembourgeois qui disent Dueref surtout dans l'Arelerland luxembourgeois). Je préfère le "gestueref" arlonais au "gestorben" allemand ... cela fait moins "mort"; foenef est aussi plus mélodieux que fünf.