introduction (souvenirs)

les enterrements






Je revenais de chez Firmin Bernard (maintenant Optique Cohrs) ramenant un kilo d'oranges. Là-bas, du côté de la Place Didier, j'entends soudain le bruit de la "Viele-Harmonie Municipale".

Je cours en passant devant chez Cahn, Martha et Fasbender, un cortège venant de la rue des Martyrs, s'engage dans la rue de Diekirch après avoir traversé la rue des Faubourgs.

En tête, un "agent de ville" porte un casque blanc comme le casque de l'agent numéro 15 dans les aventures de Quick et Flupke. Il porte peut-être un képi, je ne sais plus, mais l'idée du casque me plaît (sans doute à cause de l'agent n° 15). Je suis sûr qu'il tient une paire de gants blancs, je dis qu'il les tient, je ne dis pas qu'il les porte !

Derrière lui marche Monsieur Lejeune, le réparateur de machines à coudre du numéro deux de la rue des Capucins et, à cette époque, président de la "Viele Harmonie", puis vient la Viele Harmonie elle même, d'abord les tambours, puis les cuivres et en queue le trombone et la grosse caisse calée sur le ventre accueillant d'un musicien bien nourri. La grosse caisse était munie d'un couvercle de casserole qui permettait de faire "Tatsoum" de temps à autres. Une Viele Harmonie qui ne fait pas "tatsoum" n'est pas une vraie Viele Harmonie. Tout cela sent bon le Sidol et brille tristement dans le soleil matinal. Des supports en cuivre fixés sur les instruments permettaient de lire les partitions. La Viele Harmonie joue une marches funèbre du genre: " ... il est crevé le pneu d' ma bicyclette" Enfin, un truc triste et d'actualité.

Ce devait être un jour de congé, car, aux fenêtres de l'école communale, on ne voit aucun élève. Là où il y a maintenant des appartements de grand luxe, il y avait alors une école communale pour garçon.

Derrière la Musique (mot arlonais pour Viele Harmonie), des roues transportent lentement des couronnes. En regardant bien entre les couronnes, je distingue le corbillard de Monsieur Waltener. On a enlevé la croix pour accommoder plus de couronnes et pour afficher le caractère strictement non chrétien de l'événement. Le corbillard avance lentement: ce n'est pas le genre de véhicule préparé pour concourir à Francorchamps.

Les notables de la ville et les amis suivent, tout de noir habillés: le mort devait être une "huile". Les uns étaient recueillis et silencieux, les autres étaient bavards et rigolards. Depuis l'agent jusqu'au bout du cortège tout ce beau monde se dandinait en suivant le balancement proposé par la Musique. Comme ils étaient tous de noir vêtus, on aurait dit un défilé de pingouins.

Et les femmes me demanderez-vous. Où sont donc les femmes ?

Il n'y a jamais eu de femmes dans les manifestations de ce genre. Le plus souvent elles étaient à l'église et priaient pour le repos de l'âme du défunt. A Arlon, les "sans dieux" épousaient souvent de bonnes chrétiennes: elles étaient moins indépendantes, plus fidèles et cuisinaient mieux. Bien boire était en effet une bonne chose, mais bien bouffer en était une autre. Pour se divertir ils engageaient des petites bonnes qui, pour fuir les plus vicieux, devenaient rapidement des championnes olympiques de course à pied.

Je rentre vite à la maison et décris à mon père ce que j'avais vu. Il en savait davantage sur le mort. Il me décrivit le bonhomme. C'était un fils de famille qui était mort d'ennui à force de ne rien foutre. Il était allé à l'Université, mais s'était enfui, effrayé par le travail que les études impliquaient. Il était revenu à Arlon soi-disant "pour s'occuper des affaires de son père". Pour se distraire, il présidait des oeuvres communales et y laisserait sans doute une partie de sa fortune. Pour le remercier, on lui consacrerait le nom d'une rue. C'est avec ce genre de coco que l'on faisait de la politique à Arlon.

L'éternité pour ces gens-là c'étaient une plaque, un buste en bronze, une rue: on ne pouvait emporter ses richesses dans la mort... A tout hasard, savez-vous qui est Paul Reuter (ce n'est pas son enterrement que je décris ici!) ?

Au cimetière, la tombe se trouvait dans cette partie qui ressemble à des ruines grecques. Cette partie où l'on voit des colonnes brisées et des chaînes en fonte. Le Bourgmestre ou un échevin ferait mousser le mort dans un discours bref. Un ami rappellerait la méthode toute personnelle que le mort utilisait pour décapsuler les bouteilles de bière ... Après, le cercueil serait introduit dans le caveau familial lisse en béton bleuâtre. Paraphrasant l'Almanach Vermot, mon père disait que "maintenant qu'il est en bière, on essaye de le faire mousser ..."

La journée s'achèverait par une bibitive générale "Au Coin Bleu" chez Ida la mal nommée (Ida la rouge était "libérale", donc bleue).






A Arlon il n'y avait pas que les parvenus, ceux qui dormaient dans les quartiers chics "hors les murs". Il y avait aussi l'humanité pauvre, celle qui ne payait pas beaucoup d'impôts et qui vivait dans le "Haut de la Ville".

J'étais enfant de choeur ...

Un matin après la messe, le curé Schmitz revêtit une chape mauve et posa sa barrette noire sur la tête, je gardai mes vêtements d'enfant de choeur. Le curé me donna une petite lampe portable avec sonnette (le tout doit encore exister). Il portait un petite coffret doré. Je ne sais plus si c'était en automne ou au printemps, mais il faisait encore noir.

Nous allions donner les derniers sacrements à madame S. qui allait mourir.

Nous avons descendus les grands escaliers de la Kniptchen pour nous diriger vers le bas de la rue des Capucins un peu plus haut que chez Simonis, le boulanger, et un peu plus bas que chez Walravens, l'imprimeur. Les gens que nous rencontrions s'arrêtaient et se signaient, le curé priait. Parfois les gens demandaient "fir wien ass et haute (Pour qui est-ce aujourd'hui ?).

Pour accéder à la maison il fallut gravir cinq marches en pierre bleue. La porte était ouverte et la famille attendait.

Puisque Madame S. allait mourir, la famille avait déjà placé son lit dans le salon près de la porte d'entrée de la maison (pour faciliter la tâche de monsieur Waltener). Ils avaient placé un petit napperon blanc et deux cierges sur la table de nuit. Le curé déposa le coffret doré sur le napperon et en retira deux petites cruchettes dorées et une petite boîte circulaire. Il alluma les deux bougies. Ensuite il ouvrit la petite boîte circulaire pour donner la communion à madame S. . Il lui fit ensuite les onctions sacramentelles.

Il s'assit et ils parlèrent longuement et calmement, en patois, comme deux vieux qui vont se quitter le soir pour aller dormir chacun dans sa maison. J'étais à genoux, au pieds du lit, ému. Je vis que madame S. avait les pieds très gonflés, je pensais que ce n'était pas un bon signe. Je vis la sérénité avec laquelle elle attendait la mort.

Elle finit par dire au curé "Elo sinn ech mitt (Maintenant je suis fatiguée)". Le curé se leva et lui demanda de ne pas oublier de venir nous accueillir quand nous aussi nous arriverions au ciel. Nous remontâmes à l'église en silence.

Madame S. mourut rapidement.

Dans la sacristie, nous nous préparions à la messe des morts en revêtant des ornements noirs. Ensuite nous nous dirigions vers le choeur de l'église. Notre entrée était saluée par l'organiste Monsieur Pfeiffer.

Monsieur Pfeiffer était à la fois chantre et organiste. Il arrivait avant nous à l'église. Il portait une blouse grise et des pantoufles. Par un escalier aux marches usées, oui, les marches était déjà usée alors, il montait au "jubé" et mettait en route le moteur de la soufflerie des orgues. Ensuite, installé devant les claviers et les pédales il attendait l'arrivée du prêtre.

Il avait un répertoire spécial pour les enterrements, je me souviens surtout du "Dies Irae, dies ila ..."

Ce fut une messe semi-solennelle, je maniais l'encensoir. Parfois je me retournais pour regarder la famille. Ils pleuraient tous, et je pleurais aussi. Je revoyais madame S. qui circulait en ville. Je la rencontrais chez Aloïs, le boucher, chez Klein-Brücher, l'épicier, chez Karlshausen, le pharmacien ... J'avais l'impression d'une perte importante dans notre vie de tous les jours. En réanimant ces souvenirs, je pleurais davantage.

Je devais avoir les yeux rouges lors des absoutes, mais le curé insistait sur l'encens et ma tristesse était masquée par la fumée dégagée par l'encensoir. La fumée cachait peut-être aussi sa propre tristesse.

Avec beaucoup de dignité, les croque-morts de chez Waltener, en habits noirs et gants blancs, viennent prendre possession du cercueil pour le placer dans le corbillard et attendre que le cortège s'ébranle. Cette fois, il y avait une croix sur le corbillard.

En tête du cortège, il y a toujours l'agent de ville portant casque, ou képi et gants blancs. Il règle la circulation, c'est à dire qu'il fait signe aux rares voitures d'attendre que le cortège soit passé.

J'étais derrière l'agent, avec un baudrier en cuir noir confectionné pour supporter la hampe de la croix. Derrière moi, le curé Schmitz lisait son bréviaire, la tête couverte d'une barrette et le corps recouvert d'une chape noire avec des dessins argentés. Le corbillard suivait le curé. Il n'y avait pas de couronnes, mais beaucoup de petits bouquets de fleurs: les gens du Haut de la Ville ne sont pas riches.

Venait ensuite la famille et les amis.

lors des enterrements populaires, il y avait surtout des femmes. C'était la grande grande différence avec les enterrements bourgeois. Dans les classes populaires, les hommes devaient travailler, souvent loin de leur domicile. Ils devaient aussi demander un jour de congé s'ils voulaient assister à un enterrement.

On allait au cimetière à pied. On descendait de l'Eglise, on prenait la rue du Marquisat, la rue de la Caserne, la rue de Frassem, puis la rue de Dieckirch jusqu'au cimetière. En hiver on avait parfois froid et quand il pleuvait on était trempé.

Au cimetière, les S. n'ont pas de caveau. Le fossoyeur communal avait creusé un trou dans le sable jaune arlonais: le sable me paraissait plus chaud pour la morte que le ciment glacé d'un caveau. Sous le cercueil Il y avait deux grosses cordes qui permettraient de le descendre facilement au fond du trou.

Le curé procéda à des prières, puis me demanda le goupillon pour bénir le cercueil. Je passai ensuite le goupillon à chacun des membres de la famille et aux amis. Quand tous s'en furent allés, monsieur Waltener nous installa, le curé et moi, à l'arrière du corbillard. Nous étions assis sur les rails sur lesquels glissaient les cercueils. Le corbillard remonta à l'église où il nous déposa. J'enlevai les vêtements religieux, pour courir à l'école.

Le Haut de la Ville était une communauté. On se rencontrait en rue tous les jours et dans les magasins, nous patientions ensembles: nous n'avions ni frigo ni auto, nous devions donc tout acheter chaque jour. Il y avait des fêtes où la vie commune s'exprimait: la Fête d'Arlon, les Processions, le Carnaval, les FaschteBoun, les baptêmes, les communions, les mariages, les enterrements et la Grand Messe du dimanche. Les enterrements permettaient aux gamins de mieux comprendre que la vie est un cycle qui se termine par la mort. J'espère que Madame S. sera là quand mon tour viendra. Elle a déjà accueilli le curé Schmitz ...

Maintenant, l'arlonais vit derrière sa télé, fait vite vite ses courses au Supermarché et achète son cercueil à crédit.