L'annexion d'Arlon a commencé au Congrès de Londres en 1839; elle ne sera vraiment complète que lorsque les derniers vestiges germaniques auront été détruits. L'un de ces vestiges est le mot Knip'tchen: un mot "boche" en Belgique; en Wallonie, vous vous rendez-compte. Pour réaliser une vraie colonisation, il faut comme les espagnols l'ont fait en Amérique du sud: supprimer la culture locale et la remplacer par celle du conquérant. Dans les colonies, on parle espagnol, anglais ou français ... On a aussi changé les noms de lieu ...
Des arlonais travaillaient à l'usine de Mont Saint Martin (en Meurthe) et les riches arlonais allaient en vacance à Mont Saint Odile (Bas-Rhin). En disant Mont Saint Donat, non seulement on écarte un mot boche, mais on satisfait à la fois les riches et les pauvres ! Malheureusement, un mont, c'est une Knupp, pas une Knip'tchen.
Le probléme pour lequel je n'ai pas de solution est le suivant: Knip'tchen est-il le nom de la ville tout entière ou simplement celui du monticule sur lequel on a bâti Saint Donat ? Les clients disaient à mon père que pour acheter leurs graines, ils avaient du monter toute la "Knupp". S'il étaient venus en train, ils avaient utilisé l'avenue Molitor, s'il étaient venu en tram ils avaient "pris" la rue des Faubourgs. Pour ces gens là, la montée de Saint Donat, c'était la montée d'une petite colline, une Kniptchen. Pour ma Grand-mère, une route en pente méritait déjà en elle-même le nom de "Knupp", la partie prenait le nom du tout. Comme on le voit ce n'est pas l'usage qui nous renseignera. Il faudra donc faire un choix arbitraire. J'appellerai "Kniptchen" le petit monticule fortifié sur lequel l'église Saint Donat a été bâtie. En bon commerçant, je me rallie donc aux clients de mon père.
Knip'tchen se prononce en arrêtant la respiration après la syllabe Knip. Cet arrêt est appelé "glottalisation". Les Arlonais glottalisaient souvent: la Het'chegas, la Knip'tchen, la Grouß'gas ... Cela provient sans doute d'une exagération de l'accent tonique allemand qui porte sur la première syallabe des mots.
Knip'tchen, petite colline, est le diminutif de Knupp (prononcer knoupp'), colline. Knupp est un nom féminin. Le u est court. Pour construire un diminutif en arlonais, il y a deux règles à suivre. On modifie (souvent) le son de la voyelle de la racine, ici "u". Cette opération est appelée Umlaut. L'Umlaut transforme le "u" bref en "i" bref (dans ce cas). Ensuite, on ajoute le suffixe "tchen" après des consonnes comme "p". Pour Knupp, cela donne donc Knip'tchen. Les trois consonnes qui suivent le i suffisent pour indiquer que le i est bref.
Ainsi, le diminutif de Mupp (chien) est Mip'tchen (parfois aussi Mippi)...
A la différence de l'allemand et du flamand standards, le diminutif conserve le sexe du nom dont il dérive. Dans "Zu Arel op der Knip'tchen", "der" est un datif féminin singulier. Par contre en allemand cela devrait être un datif neutre singulier (dem). Les mots Knupp et Kniptchen n'existent pas en allemand ni en luxembourgeois standard, on entend encore dire Kniptchen chez les vieilles personnes à Pallen et Eyschen. Pour ceux qui veulent en savoir plus, voici mes sources: Grammatik der areler Mundart" par Alfred Bertrang.
§ 86 (remarque 2)
http://herveg.eu/BBR/g-g/g-06.html
et
§ 304 - § 308
http://herveg.eu/BBR/g-g/g-15.html
Pour ceux que cela intéresse; le mot Knippchen existe en Luxembourgois et il signifie "praline"...
Maintenant que vous en connaissez plus sur l'origine du nom, revenons à la chose elle-même.
Figure 001: Le clocher de Saint Donat:
au sommet de la Knip'tchen.
Les "véritables arlonais", pas les "Wallons et Flamands" envoyés par Bruxelles, n'avaient qu'une paroisse, c'était Saint Donat, Saint Martin est une église moderne bâtie pour les nouveaux-venus. A Saint Donat il y eut jusqu'en 1944 des doyens. J'ai connu le doyen Knepper et le doyen Origer. Origer fut le dernier doyen, le décanat fut ensuite déplacé à Saint Martin. Il y eût d'abord un bref intérim rempli par le Chanoine Poncelet, puis on nomma "un simple curé": le curé Schmitz.
A saint Donat, on ne disait pas curé, mais "Paschtoer". "Schmitz war eis Paschtoer, an hie war e gut Paschtoer" (Schmitz fut notre curé, et ce fut un bon curé). Les vicaires restaient des vicaires en Areler (on disait "den Abbé"). J'ai connu Les abbés Hames, Müller et Weyland, ils étaient très sympas.
Firmin Schmitz était un gars de chez nous, fils d'un paysan de Post. On disait qu'il avait onze frères et soeurs. Nous l'aimions bien. Il parlait le français avec un très solide accent arlonais. Il disait "ce svar" pour dire ce soir (Ce svar à vingt heures, réunion des zélateurs de la Ligue du Sacré Coeur). Post est un petit village plus près de Bastogne que ne l'était Arlon. La famille de Schmitz a dû avoir encore plus peur que nous lors de l'Offensive von Runstedt. Peut-être a-t-il eu peur lui aussi (ou était-il alors au Grand Séminaire à Namur?).
"Nous avions tous peur" disait il dans une série de sermons devenus célèbres.
N'imaginez pas Schmitz en petit homme falot. C'était au contraire un prêtre grand et fort. Il était sportif et entraînait ses vicaires tous les dimanches vers le terrain de la Jeunesse Arlonaise. Les prêtres de Saint Donat devaient descendre en ville, mais pour revenir chez eux ils devaient remonter: c'était bon pour leur santé !
Le dimanche, Le curé mettait son beau manteau sur sa soutane aux cent mille boutons, il coiffait son chapeau de curé, prenait son parapluie et appelait ses deux vicaires. Rapidement il descendaient la "Montée Royale". Ils se joignaient à ceux qui venaient de la rue du Marquisat et de la rue des Capucins. En descendant la rue des Carmes ils étaient rejoint par ceux qui venaient de la rue du Marché au beurre. Près de l'Hôtel de Ville, ils accueillaient ceux qui venaient de chaque côté de la Grand Rue. Ils se dépêchaient pour ne pas arriver en retard. Ils descendaient la rue des Déportés où ils seraient bientôt rejoints par ceux venant de rue Netzer et Saint jean, puis de l'Avenue Tesch et de la rue de la Synagogue. Ils étaient maintenant dans la vallée de la Semois, au niveau des Moulins d'Arlon. Toute la paroisse se dirigeait vers la Spetz ! Ils remontaient l'Avenue de Luxembourg et passaient devant chez les Jésuites et l'hôpital. Je les quittai là pour rentrer chez les Jésuites et aller au Patronage. Ils continuaient vers le Stade de la Jeunesse arlonaise. Schmitz et ses vicaires étaient des Fans de cette équipe !
Après la match, il ne faisait pas la tourn�e des cafés, mais revenait à l'église pour le "Salut". Je pense que cet office religieux ne se pratique plus.
Il y avait les vélos de curé. C'était des vélos noirs, munis d'un filet pour que les soutanes ne se prennent pas dans les rayons: imaginez ce qui se serait passé !
A l'avant le frein appuyait sur le pneu. A l'arrière il y avait un frein "Torpédo": on freinait en pédalant à l'envers. Le curé se tenait bien droit sur son vélo, et ne roulait pas trop vite pour que son chapeau ne s'envole pas.
Les curés n'avaient pas d'auto. Les autos n'étaient d'ailleurs pas admises à Saint Donat. Vieux, Schmitz montait les escaliers à pied, s'arrêtant à chaque station du Chemin de Croix pour reprendre sa respiration. Il n'aurait acheté une auto, que si tout ses paroissiens avaient eu une auto.
La soeur de Schmitz, Philomène, était la bonne du curé. Elle assistait à toutes les messes. Elle communiait, puis retournait à sa place et se mettait la tête entre les mains pour méditer: je ne savais pas qu'elle écartait les doigts pour observer ce qui se passait. Après la communion, je vidais la burette à vin d'un trait, goulûment. Il en restait beaucoup, surtout lors des messes de l'abbé Müller. Ce prêtre était tellement sobre que je me demandais s'il avait la vocation. Le vin avait un goût de Porto, un peu sucré, mais à jeun ça allait. La soeur du curé m'avait vu et elle a rapporté l'affaire à son frère, qui m'a fait remarquer que je devais au moins attendre le retour à la Sacristie pour vider les burettes. Je pense qu'enfant de choeur à Post il était plus patient que moi.
Les vicaires avaient aussi chacun une bonne. La bonne de l'abbé Hames était sa tante. Je ne sais pas ce qu'elle disait dans l'intimité, mais quand il y avait des étrangers, elle disait "eis Herr" par respect. L'abbé Hames avait été enfant de choeur lors du mariage de mes parents à Athus, c'était le fils du boucher d'Athus. Il me disait que le flamand c'était de l'Athusien dégénéré et que cela lui procurait des facilités. Il parlait en effet en flamand au Sacristain, mijnheer Plovier, un militaire qui faisait des heures sup. comme sacristain. Un autre athusien célèbre, le professeur Jungers, donnait cours de chimie en flamand et en français. "Je ne connais pas le flamand" m'avoua-t-il, "je leur donnais cours en athusien. Ils me prennent sûrement pour un paysan du sud du Limbourg ... ce dont je me fous complètement !" Maintenant, il y a des arlonais qui apprennent le flamand ! Naturellement pour un vrai wallon, il vaut mieux passer six ans à étudier les quatre livres que comporte la littérature des gens du Nord, c'est moins fatigant que la littérature anglaise, allemande ou espagnole !
Mais revenons à notre Firmin Schmitz.
Chaque année, à l'époque de l'offensive von Runstedt, Firmin Schmitz consacrait tout un sermon à nous expliquer comment Notre Dame d'Arlon avait vaincu les boches. D'année en année, ce sermon s'améliorait. On venait de loin pour l'écouter: l'entrée était gratuite. Ce n'était pas l'époque, mais maintenant on l'enregistrerait.
Le curé Schmitz nous montrait l'arlonais tremblant de peur qui montait à l'église pour prier Notre Dame d'Arlon, la suppliant d'écarter le péril vert qui s'approchait. Surtout le plus vert d'entre eux, le von Runstedt.
"A Arlon on entendait les coups de canon allemands qui se rapprochaient. La fréquence des coups de canons augmentait de jour en jour, que dis-je, d'heure en heure: les paroissiens montaient vers l'église apeurés. Ils se mettaient à genoux et priaient Notre Dame d'Arlon."
On était pris par le sermon, on croyait voir "revenir von Runstedt", on en arrivait à regarder son voisin, des fois que ... On savait que von Runstedt "avait un compte à régler avec les arlonais"...
"S'il a perdu son offensive, ce n'est pas grâce aux soldats américains, prétentieux avec ça ! mais c'était grâce à Notre Dame d'Arlon qui protège la ville depuis près de 300 ans. C'est un miracle !"
Je ne suis pas Firmin Schmitz, je suis donc incapable de vous communiquer sa flamme, mais je suis sûr qu'il doit encore traîner quelque part dans les archives paroissiales l'un ou l'autre exemplaire du fameux sermon, ne fut-ce qu'un brouillon. Le curé actuel devrait rechercher ces monuments lyriques.
Pour remercier Notre Dame d'Arlon, "les femmes de la ville devraient donner leurs bijoux en or. Je connais un bijoutier à Luxembourg, qui fondrait cet or pour en faire un sceptre magnifique."
Elles ont donné leur or. Le sceptre a existé, mais existe-t-il encore ? Durant l'Octave qui précédait ou suivait la fête de Notre Dame d'Arlon, la Vierge "miraculeuse" était promenée en ville portant ce sceptre d'or. Je suis sûr que Notre Dame de Luxembourg n'a pas un bijou semblable.
Ce jour là, ma mère faisait de la tarte aux myrtilles. J'adorais. Mais, dur dilemne pour un enfant de choeur: pendant que je portais mon lampion, mes soeurs n'allaient-elles pas manger toute la tarte !